Le fanzine est un livre d’artiste

« Le livre d’artiste n’est pas un livre d’art.
Le livre d’artiste n’est pas un livre sur l’art.
Le livre d’artiste est une oeuvre d’art. »
– Guy Schraenen


La confusion n’est jamais loin dès que l’on parle de livre d’artiste. Ce dernier a des origines multiples, visuelles et littéraires, américaines et européennes, venant autant de l’art conceptuel et minimaliste, que des pratiques contextuelles ou des avant-gardes. De ce fait, et de par son évolution et sa flexibilité, il a fait l’objet de quantités de tentatives de définitions qui, si elles ont permis d’imposer le livre d’artiste comme pratique artistique à part entière dans les années 1980, semblent aujourd’hui caduques et incapables de dresser le portrait d’un médium dont la plus grande qualité serait finalement de rester un espace ouvert d’exploration pour les artistes. Si bien qu’aujourd’hui, même les frontières entre le livre d’artiste et le fanzine deviennent poreuses, comme je l’ai remarqué au Festival Fanzines!. Mais faut-il s’en étonner? La distinction de ces deux médiums ne vient-elle pas de la victoire même des théoriciens des années 1980 qui, en ayant trop bien réussi à faire reconnaître le livre d’artiste par le monde de l’art, auraient créé une distinction artificielle entre des publications d’artiste qui circulent dans l’institution et les autres éditions qui circulent dans des réseaux alternatifs?

Revenir sur le livre d’artiste

Le livre d’artiste est un médium plutôt jeune dans l’histoire de l’art. Il a fait son apparition dans les années 1960 en même temps que les mouvements d’avant-garde comme Fluxus et la remise en cause de la conception classique de l’art. Pour les artistes conceptuels, il accompagne un courant de dématérialisation de l’œuvre d’art et « un désir de rompre avec un art rétinien » pour « investir le champ du langage » comme l’explique Dupeyrat dans son indispensable livre Les livres d’artistes entre pratiques alternatives à l’exposition et pratiques d’exposition alternatives. Auprès des artistes contextuels, il permet d’offrir un espace d’archivage à des interventions qui, sans lui, seraient perdues. Enfin, pour les artistes des avant-gardes, le livre d’artiste se présente comme un médium hybride, qui remet en cause les frontières entre les différentes formes d’expression artistique, mais aussi entre art visuel et textuel, entre art noble et amateurisme, entre vie et art . Il poursuit l’utopie d’un art démocratisé qui brise l’unicité de l’œuvre d’art, sa préciosité en se diffusant massivement au cœur même de la société.

Les artistes des avant-gardes rejettent la transformation de l’art en marchandise et l’unicité de l’oeuvre d’art. Du coup, le livre les intéresse pour ses qualités reproductibles. Certaines techniques telles que l’offset, la photocopie et la photographie commerciale leur permettent de se libérer des réseaux de production et de diffusion de l’art. Son tirage n’est pas limité, mais demeure artisanal dans ses modes marginaux de fabrication. Par ailleurs, les livres d’artistes circulent en dehors des institutions artistiques. Ils empruntent des circuits de distribution qui leur permettent d’échapper au marché de l’art notamment par le biais de la librairie et la voie postale. Enfin, le statut de l’artiste est aussi remis en question puisqu’il n’est plus le spécialiste d’un seul médium : il s’approprie des moyens non artistiques d’expression comme le réseau postal ou le tampon, utilise indifféremment le texte, la photographie, le dessin, l’impression, et passe d’un médium à un autre.

À l’origine, le livre d’artiste a donc toutes les caractéristiques du livre contemporain fabriqué industriellement. Des caractéristiques qui pourraient tout aussi bien rappeler celles du fanzine, cette publication indépendante ancrée dans la philosophie du Do It Yourself. À la différence que les fanzines sont distribués dans les réseaux alternatifs (salles de concert, distrobotos, salons de fanzines, librairies, main à main), alors que les livres d’artiste sont de plus en plus édités par des galeries et sortent peu du cercle fermé de l’art contemporain.

À Montréal, les fanzines sont souvent considérés comme des œuvres d’art à part entière grâce à l’implication de certains spécialistes et d’artistes locaux qui se produisent autant au sein des structures institutionnelles reconnues que dans les sphères de la contre-culture (Andrée-Anne Dupuis Bourret, Julie Doucet, Pascaline Knight, etc.). Les centres spécialisés en arts d’impression tels l’Atelier Circulaire, les Ateliers Graff ou Arprim, les librairies comme Le Port de Tête ou Drawn and Quaterly se chargent de leur distribution.