Apprendre à lire [enfin], Derrida

«Vous savez, apprendre à vivre, c'est toujours narcissique. [...] On veut vivre autant que possible, se sauver, persévérer, et cultiver toutes ces choses qui, infiniment plus grandes et puissantes que soi, font néanmoins partie de ce petit ''moi'' qu'elles débordent de tous les côtés. Me demander de renoncer à ce qui m'a formé, à ce que j'ai tant aimé, à ce qui a été ma loi, c'est me demander de mourir. Dans cette fidélité-là, il y a une sorte d'instinct de conservation.

Renoncer, par exemple, à une difficulté de formulation, à un pli, à un paradoxe, à une contradiction supplémentaire, parce que ça ne va pas être compris, ou plutôt parce que tel journaliste qui ne sait pas la lire, pas lire le titre même d'un livre, croit comprendre que le lecteur ou l'auditeur ne comprendra pas davantage et que l'audimat ou son gagne-pain en souffriront, c'est pour moi une obscénité inacceptable. C'est comme si on me demandait de m'incliner, de m'asservir - ou de mourir de bêtise.

Chaque livre est une pédagogie destinée à former son lecteur. Les productions de masse qui inondent la presse et l'édition ne forment pas les lecteurs, elles supposent de façon fantasmatique et primaire un lecteur déjà programmé. Si bien qu'elles finissent par formater ce destinataire médiocre qu'elles ont d'avances postulé. Or, par souci de fidélité, comme vous dites, au moment de laisser une trace, je ne peux que la rendre disponible pour quiconque: je ne peux même pas l'adresser singulièrement à quelqu'un. Chaque fois, si fidèle qu'on veuille être, on est en train de trahir la singularité de l'autre à qui l'on s'adresse.

A fortiori quand on écrit des livres d’une grande généralité : on ne sait pas à qui on parle, on invente et crée des silhouettes, mais au fond cela ne nous appartient plus. Oraux ou écrits, tous ces gestes nous quittent, ils se mettent à agir indépendamment de nous. Comme des machines, au mieux comme des marionnettes (je m’en explique dans Papier Machine). Au moment où je laisse (publier) « mon » livre (personne ne m’y oblige), je deviens, apparaissant-disparaissant, comme ce spectre inéducable qui n’aura jamais appris à vivre. La trace que je laisse me signifie à la fois ma mort, à venir ou déjà advenue, et l’espérance qu’elle me survive. Ce n’est pas une ambition d’immortalité, c’est structurel. Je laisse là un bout de papier, je pars, je meurs : impossible de sortir de cette structure, elle est la forme constante de ma vie.»
Derrida, Apprendre à vivre enfin, p. 30-32


Cet entretien, accordé au printemps 2004 par Jacques Derrida à Jean Birnbaum, est paru dans Le Monde le 19 août 2004. Les éditions Galilée en ont publié la totalité dans Apprendre à vivre enfin, petit livre de 55 pages paru en janvier 2005, avec une préface de Jean Birnbaum.]