Une petite affaire privée


Si la règle de Barthes, « donner l’intime, non le privé », circonscrit bien la pudeur dans laquelle il est bon de draper la parole publique, il est des œuvres obscènes qui vous secouent, même lorsqu’elles exposent– et surexposent – cette« petite affaire privée » avec laquelle Deleuze nous somme de ne surtout pas faire d’art.

En me promenant au Belgo hier pour capter quelques unes des nombreuses expositions du Mois de la photo, je suis tombée sur plusieurs propositions – photographiques et féminines – de récits "autobiographiques" qui désobéissent à cette règle.

Mais l'intransigeante injonction deleuzienne, professée à la lettre E comme Enfance de son Abécédairefilmé, n'est-elle pas une invitation à la désobéissance? Et comment serait-elle autre chose qu’une provocation, une exhortation à prouver que le récit construit à partir des archives personnelles peut être plus que le « médiocre » et «immonde » bégaiement des petites affaires privées (celui qui ne permet que de «bé-bé-bé bégayer, comme ça », dit-il), qu’il peut pousser le langage jusqu’à ce point de bégaiement qui n'a alors plus rien à voir avec la panique ni l'hésitation, qui attente à la structure même de la langue.



Avec Aujourd’hui (dates-Vidéo), Claire Savoie déjoue les codes du journal intime. Chaque jour, depuis 2006, l’artiste québécoise consigne un moment bref dans ce qu’elle appelle une « date-vidéo ». Ces (500) capsules montées en séquence, chacune séparée par une coupure brusque de quelques secondes, constituent le « film »de 5 heures projeté à la Galerie SBC. Les images, quotidiennes, presque immobiles, dialoguent avec un flot de textes (notes de lecture de la journée, informations médiatiques, pensées) qui défile sur l’écran. L’accumulation, les chevauchements des phrases en compliquent la lecture. Dans la première salle contiguë, les murs sont tapissés de cadres contenant 68 épreuves extraites de la bande vidéo. Les journées manquantes sont matérialisées par des espaces blancs qui séparent deux épreuves trop éloignées dans le temps. Les détails photographiés – une cicatrice d'animal, une table, un verre, un bureau, un couloir... – pourraient révéler les secrets d’une vie, mais se bornent à dire, dans leur absence de particularité, « je suis vivante ». Un peu comme ces notes d’existence, « Ce matin, je me suis levé à… » suivies de l’heure, qu’On Kawara envoyait sur des cartes postales.


Mais l’œuvre de Claire Savoie, dans sa promesse tronquée de journal intime, me fait– étrangement? – aussi penser au Chevalladar de Julie Doucet, un livre d’artiste présenté sous la forme de ces carnets d’adolescent(e) dont on protège les secrets avec un cadenas, mais dont le contenu est protégé, ici, par une langue poussée – jusqu’au bégaiement? – jusqu’à l’hermétisme, en tout cas, puisque l’artiste invente une nouvelle langue qui laisse le lecteur-voyeur sur sa faim. Comme s'il importait plus de matérialiser l'existence de cette petite affaire privée, plutôt que de la déployer sous l'infinité de formes anedoctiques et singulières qu'elle peut prendre au quotidien. Faire exister, mais ne pas exposer ces "mêmes" - mêmes drames familiaux, mêmes grands-parents morts, mêmes histoires d’amour, comme disait Deleuze, qui en et pour elles-mêmes, ne font ni des romans, ni des œuvres.





Dans le Centre d’art Optica, Raymonde April, bien connue pour sa pratique photographique inspirée de sa vie privée, a rassemblé des images de ses archives personnelles pour interroger, semble-t-il, l’autoreprésentation. La question qui m’obsède alors, à glisser d’une image à l’autre, sans rien sentir d’une durée, ni d’un scénario, est de savoir ce que je peux puiser – recevoir –de ces photographies, pour moi qui ait tellement besoin du texte, ou au moins d’une séquentialité qui compose, ordonne, agence une narration que je ne parviens pas à déplier ici. Et je me surprends à m'entendre avec ceux qui croient la photographie incapable de restituer à rebours une vie autrement qu’en fragments figés.





Au détour d’un étage qu’on se forcera à explorer d’une extrémité l’autre, on tombera par hasard sur le travail de Caroline Kelley, "TERRA INCOGNITA : Stories of Imaginary Places", qui problématise justement la capacité du document personnel (photographie, dessin, récit de voyage, vidéo) à créer un souvenir (soi-disant) authentique. Peut-être même – déformation de mes intérêts – puisqu’il s’agit de documents d’archive, il faudrait alors voir ce qu’il reste de l’expérience des voyages documentés, du territoire parcouru, et comment le spectateur peut-il entrer dans les récits, écrits à la main, agrafés négligemment et déposés sur la table, et puis, oui, se demander s’il a envie de savoir. A quel moment le spectateur a envie de s’impliquer dans un récit qui ne le concerne pas, et pourquoi –brutalement – déciderait-il que celui-ci le concerne?





Parce que c’est bien ce qui arrive quand on franchit la porte du Skol. La résistance, d’abord, à un exhibitionnisme immonde, dans son sens premier peut-être, de ce qui n’est pas propre, impur, parce que le sujet y épluche, salement, les écorchures narcissiques de toute une vie, cherche dans la nudité sans artifice, dans la laideur des corps, une vérité, et peut-être même, nous demande – et l’on sait comme on hait ceux qui nous supplient de les aimer – de le faire exister en le regardant. Cristina Nuñez a rassemblé ici des portraits de famille et autoportraits qu’elle a réalisés dans une démarche thérapeutique. Les images sont agencées dans un ordre chronologique, reconstruisant le fil linéaire d’une vie chaotique allant de la haine à la réconciliation. Sur une vidéo qui fait défiler les mêmes photos, l’artiste raconte son histoire, depuis cette première blessure, la naissance de sa petite sœur, qui, brutalement, en prenant sa place, l’a rendue invisible et condamnée à rechercher le regard des autres. Par le mannequinat, puis la drogue, la prostitution, pour enfin découvrir, dans la pratique de l’autoportrait, un moyen de conquérir ce regard, jusque-là manquant, qui atteste de son existence. Ce nombrilisme qu’on exècre, j’étais étonnée de l’écouter, malgré la fatigue, et de ne pas être la seule, de voir les autres visiteurs se tortiller d’une jambe l’autre pour faire taire l’impatience d’un corps maintenu trop longtemps debout immobile. Alors qu'il démissionne si souvent devant l'exigence des oeuvres-vidéos.


Ce qui nous retient, et nous touche, c’est le courage de la démarche d’une artiste qui va jusqu’à « se faire prendre en photo nue dans des postures les plus laides possibles pour tenter de se réconcilier avec ce qu’il y a de plus dégueulasse en elle », courage aussi d’explorer devant témoins les tabous, de la nudité, la laideur, la maladie, la mort, la solitude, l’égocentrisme, et même le rapport mère-fille quand, sur une image la montrant encore elle, toujours elle, et une fillette en arrière plan, elle explique qu’elle ne pouvait – toujours – pas supporter d’être derrière quelqu’un, pas même sa fille, qu’il lui fallait toute la place. Ici, le privé, décortiqué, déroulé comme on pourrait peut-être s’y autoriser, un jour, dans l’intimité du cabinet du psychanalyste, est immonde, vulgaire et immonde. Pas médiocre. Ou alors médiocre comme nous le sommes tous, avec nos geignements dont nous faisons tout un nombril dans notre société occidentale individualiste.


Sources: Le Mois de la photo, Optica, Raymonde April, Skol, Cristina Nunez, SBC gallery, Claire Savoie, Les Territoires, "Trajets de l'intime" de Guillaume Bellon, Abécédaire de Deleuze